Miragah était un chercheur spirituel sincère. Il avait travaillé sur lui-même pendant de longues années avec beaucoup de ténacité et d’ardeur, et cela lui avait permis de s’élever à un très haut niveau de compréhension spirituelle. Comme il en va pour tout ce qui est de grande valeur, il lui avait fallu payer un prix élevé et endurer des souffrances considérables pour accéder aux vérités qu’il avait découvertes, vérités qui le rendaient tristement solitaire et le faisaient se sentir un étranger dans un monde où l’intérêt des gens n’est tourné que vers les plaisirs des sens et vers l’éphémère.
D’autres aspirants lui avaient parlé d’un royaume céleste situé au sommet d’une montagne sacrée. L’accès en était très difficile, et, parmi les rares chercheurs qui s’étaient efforcés d’y parvenir, la plupart n’avaient pu, pour une raison mystérieuse, y être admis, faute de n’avoir pu résoudre une certaine énigme. Et, parce qu’ils avaient échoué, ils avaient été obligés de faire demi-tour et de redescendre là d’où ils venaient. Depuis que Miragah avait entendu parler de ce mystérieux royaume, il n’avait cessé d’être hanté par le désir de s’y rendre et il s’était fait expliquer la route qui y menait. Aussi, par une belle matinée, prit-il ce qu’il jugeait nécessaire pour le voyage, puis il quitta son logis avec la certitude de ne plus jamais y revenir.
Il marcha durant des jours et des jours, grimpant toujours plus haut par des sentiers escarpés, dans un pays aride et rocailleux. Il était fatigué et très éprouvé par la chaleur torride. Enfin, son chemin aboutit au pied de la montagne dont les flancs étaient couverts de superbes arbres verdoyants et d’où coulait une rivière dont l’eau était délicieusement fraîche. Il s’arrêta là quelques jours pour se reposer.
L’ascension promettait d’être longue, difficile et périlleuse, mais nulle autre voie ne conduisait à ce lieu de lumière. Miragah ne se découragea pas et, au terme de bien des peines et de bien des efforts, il arriva au sommet, devant un immense portail en bois. Orné de toutes sortes de sculptures sacrées et de symboles, il était si haut qu’il semblait disparaître dans les nuages qui coiffaient la crête. Une cloche était suspendue à l’un des piliers et Miragah tira la corde qui y était reliée pour la faire sonner. Le tintement qui s’en échappa était d’une telle beauté qu’il s’en émerveilla.
Quelques instants plus tard, une divinité chargée d’interdire l’accès des lieux aux indésirables ouvrit la gigantesque porte. Ayant salué Miragah avec courtoisie, elle lui demanda ce qu’il voulait. Celui-ci répondit tout aussi poliment à son salut, s’inclina trois fois, puis lui exposa sa requête. Après avoir accompli un travail assidu sur lui-même pendant de nombreuses années, il était fatigué de vivre dans un monde où ne régnait que l’ignorance spirituelle et, par conséquent, il avait entrepris le dur voyage menant à la cime de cette montagne sacrée dans l’espoir d’être admis à demeurer dans ce royaume céleste.
« Avant tout, je dois te peser, déclara la déité. Il me faut savoir si tu es assez léger spirituellement pour séjourner en un lieu aussi lumineux. »
Ce disant, elle fit monter Miragah sur une balance spéciale et la régla afin de mesurer son poids spirituel. Malheureusement pour celui-ci, malgré ses longues années de pratique de la méditation et d’exercices de concentration, en dépit aussi des connaissances exceptionnelles qu’il avait acquises en chemin, il était encore trop lourd.
Tout en respectant le haut degré de compréhension spirituelle auquel il était parvenu, le gardien se vit dans l’obligation de lui refuser l’accès du pays des dieux.
« Mais pourquoi ?, s’enquit Miragah tout désolé. J’ai mené une si grande lutte avec moi-même durant tant d’années, j’ai tellement souffert ! Que dois-je faire à présent pour devenir digne d’entrer ici ? »
« Une seule chose te rend impropre à séjourner dans notre monde, lui expliqua la divinité. Il s’agit d’un mot, d’un mot bien précis que tu portes en toi et qui t’alourdit sur le plan spirituel. »
« Quel est ce mot ?, demanda Miragah d’un ton suppliant. Je t’en prie, dis-le moi ! »
« Je ne le peux pas, répondit la déité. Tu dois t’en retourner d’où tu viens et continuer à méditer et à travailler spirituellement sur toi-même jusqu’à ce que tu le découvres. Sans cela, tu ne seras jamais assez léger pour t’établir dans ces contrées de lumière. À plus ou moins brève échéance, ce mot te ferait retomber dans le monde auquel il appartient, ce mot qui est la cause de ton trop grand poids. »
C’est ainsi que Miragah, en proie à une immense déception, s’en retourna chez lui, redescendant la montagne et traversant à nouveau les étendues désertiques. Ce trajet s’effectua plus facilement que l’aller, car il est toujours plus aisé de descendre, c’est-à-dire de se laisser entraîner par la force de gravité, que de lutter contre celle-ci pour s’élever.
Miragah travailla sur lui-même pendant longtemps encore ; il affrontait toutes sortes d’épreuves tout en continuant à pratiquer ses exercices spirituels et à méditer. Il se donnait beaucoup de mal, se refusant tout ce qu’il pensait susceptible de l’alourdir. Rechercher le mot qui était source de son malheur se révélait très ardu.
Un jour, alors qu’il était plongé dans une profonde méditation, Miragah, en un éclair, comprit quel était ce mot qui l’appesantissait. Il lui parut tellement étrange que ce simple mot eût l’incroyable pouvoir de l’alourdir et de lui occasionner ces années supplémentaires de labeur et de peine, alors qu’il était si avancé dans la connaissance spirituelle !
Ce mot, c’était : “moi”.
À la seconde même où Miragah le découvrit, il fut rempli d’un étrange sentiment et une compréhension subtile se fit jour en lui. Aussitôt, le mot disparut et fut remplacé par le mot “TOI”, Oh TOI, l’Infini, l’Absolu, l’Éternel, Dieu !
Au même instant, une sublime lumière enveloppa Miragah tandis qu’il était immergé dans une paix délicieuse et une félicité infinie. Et, aussitôt, il fut miraculeusement transporté dans le royaume céleste qui, d’une façon qui dépasse l’entendement, se trouvait en fait en lui.
Ce qu’il est demandé à Miragah de dépasser, c’est un certain aspect de lui-même, lié à la notion de moi en tant qu’individualité, auquel il est très difficile de renoncer, malgré l’avancement spirituel auquel on pense être parvenu. Sans qu’on en prenne conscience, le moi peut récupérer à son profit les expériences spirituelles que l’on a pu connaître et nourrir un orgueil caché qui empêche d’aller plus loin.
Dès l’enfance, on est tellement conditionné à associer le “moi” à une identité qui n’est pas réelle qu’il est très difficile de lâcher ce “moi” pour découvrir ce que l’on porte en soi, qui est notre Vraie Nature, Sainte et Impersonnelle. L’être humain est devenu tellement accoutumé à n’accorder de crédit qu’aux sens — à ce qu’il peut toucher, sentir, voir, entendre, goûter — que l’idée même d’Impersonnel, de sans forme, d’invisible au delà du tangible le rebute et l’effraie.
Dès sa naissance dans cette forme d’existence, il reçoit un nom qu’il associe de façon indissoluble à son corps. Son nom et son corps forment un tout qu’il est habitué à appeler “moi”. Et il ne peut concevoir qu’il soit possible, si l’on a connu sa Véritable Nature qui est le Nirvânâ, d’exister sans son corps.
Il faut que le chercheur réalise que l’identification à son corps, qu’il croit, à son insu, être lui-même, et sans lequel il s’imagine ne plus pouvoir se reconnaître, se révèle être le plus important empêchement à sa Libération — ou, il serait plus exact de dire que c’est l’identification avec son corps qui est précisément ce dont il doit s’émanciper.
Il ne lui suffit pas simplement de se dire qu’il n’est pas son corps — comme on l’entend si couramment en Inde ! Aucun raisonnement intellectuel ne lui permettra de se détacher de la croyance — profondément cristallisée en son subconscient depuis le jour où il a ouvert les yeux à l’existence phénoménale, mais aussi transmise génétiquement depuis ses ancêtres les plus lointains — qu’il est le corps qu’il habite, s’il n’est pas parvenu, à la suite d’intenses pratiques de méditation, à se “dés-identifier” de son enveloppe corporelle pour trouver l’Impersonnel en lui, qui est libre du temps et du tangible, et qui se révèle être sa Véritable Nature, que la mort ne peut atteindre.
Pour pouvoir saisir la difficulté de cette “dés-identification”, il faut arriver, par l’étude de soi, à appréhender les puissants mécanismes inconscients qui sont constamment à l’œuvre dans la construction du “moi”.
La manière dont quelqu’un pense et sent, ainsi que la direction et l’intensité de ses pensées et de ses sentiments sont, à chaque instant, sans qu’il le réalise, en train de le forger et de le modeler en ce qu’il est et en ce qu’il va devenir. À son insu, il est sans cesse transformé en ce qu’il pense, croit et sent inconsciemment.
En outre, d’une façon très étrange et très subtile, inconcevable à l’esprit ordinaire, il “se pense” véritablement lui-même et devient ce qu’il pense qu’il est, et, même, il “pense son corps” et le rend tel qu’il est. Autrement dit, sans qu’il le sache ni comprenne de quelle façon il le fait, il est subtilement en train de donner existence au type de personne qu’il est et au genre de corps qu’il a, en les pensant et en pensant les attributs particuliers qui lui sont propres et qui vont le distinguer des autres individus. D’une manière énigmatique, il pense même la teinte de ses cheveux, la couleur et la forme de ses yeux, la hauteur et le contour de son front, les dimensions et les proportions de ses oreilles, de son nez, de ses lèvres, de son cou, de son tronc, etc., jusqu’aux ongles de ses pieds, y compris la formation de ses os et la matière qui constitue son corps.
Il est ainsi sans cesse en train d’engendrer et de construire le genre de corps qui est le sien, avec tous ses traits personnels fortement marqués, conformément à la manière dont, inconsciemment, il est en train de les penser. En fait, il a formé son corps en ce qu’il est par la façon dont il l’a conçu depuis le commencement — sans jamais réaliser ce qu’il faisait ni savoir par quel moyen il y parvenait.
Autrement dit, c’est son propre esprit et sa manière individuelle de penser (avec les sortes d’imaginations qui surgissent en lui, le cours habituel de ses pensées, ses croyances enracinées ainsi que la sensation spécifique qu’il a de lui-même) qui ont finalement fait de lui la personne particulière qu’il est, jusqu’aux traits de son visage et jusqu’aux moindres détails de son apparence physique. On peut aller jusqu’à affirmer que, de la façon la plus extraordinaire, communément inconcevable, il est véritablement, par le pouvoir de ses propres pensées, en train de se créer lui-même et de façonner son être et son corps physique — avec même le désir secret de les rendre permanents.
Toute cette activité apparemment incompréhensible, qui se déroule sans répit en l’être humain, semble s’effectuer au delà de sa volonté ; pourtant, paradoxalement, c’est en même temps son propre vouloir qui est mystérieusement impliqué dans ce forgeage et ce modelage de la totalité de lui-même en ce qu’il est. Son enveloppe physique tout entière et sa physionomie ne peuvent être dissociées de la façon habituelle et profondément enracinée dont il se pense, ainsi que de sa manière d’être conditionnée, du cours propre de ses pensées, de la sorte d’images mentales qui ne cessent de naître en lui et de sa façon coutumière de se sentir.
À travers sa physionomie, ses caractéristiques physiques et son comportement, il est possible de lire dans les profondeurs d’une personne et de connaître son niveau d’être, la manière dont elle vibre en elle-même, sa façon de penser et ses traits secrets. Et, d’ailleurs, quand on se place sur le plan de la vie ordinaire, on ne peut manquer de constater que quelqu’un dont les pensées ne sont pas nobles, qui est sans scrupules, impitoyable et qui s’est livré toute sa vie à des activités malhonnêtes et perverses n’a pas l’apparence d’un être honorable, compatissant et loyal. En dépit de lui-même, au fur et à mesure qu’il vieillit, son maintien et ses traits portent inéluctablement la marque de ce qu’il est intérieurement.
Un saint ou un artiste extrêmement sensible ne peut se comporter comme un guerrier brutal ni lui ressembler, pas plus qu’un homme corrompu et sans pitié ne peut agir comme un être pieux et vertueux, ni lui ressembler. D’une manière mystérieuse, tous les êtres humains sont, en réalité, étrangement responsables de ce qu’ils paraissent et de ce qu’ils ont, sans le savoir, fait d’eux-mêmes, que ce soit pour le bien ou pour le mal.
Bien sûr, indépendamment de ce qu’il apporte de son propre passé au moment de sa naissance, certains des traits et des tendances d’un individu, ainsi que certains aspects de son tempérament, de sa pensée et de sa façon d’être sont hérités de sa famille et de ses ancêtres ; d’autres sont dûs au genre d’instruction et d’éducation qu’il a reçu étant enfant (sans non plus oublier l’importance des sortes de pensées, d’états d’âme et de sentiments particuliers que sa mère a entretenus pendant toute la durée de la grossesse). Il ne faudra plus tard que certaines conditions extérieures et un stimulus suffisamment fort pour réanimer et raviver mystérieusement un sentiment latent, une manière d’être ou une tendance qui commencera aussitôt à croître secrètement et à devenir actif. Et, si ce sentiment ou cette inclination est d’un caractère négatif, et que la personne continue sans discernement à obéir à ses injonctions, cette façon d’être continuera, au fil du temps, à graver en elle un sillon toujours plus profond.
En effet, les pensées d’un être humain et sa manière de se sentir sont semblables aux eaux d’une rivière. Une fois que celle-ci a emprunté un certain parcours et qu’elle a tracé sa route, elle continuera toujours, par habitude, à courir dans cette direction précise et à creuser de plus en plus profondément son lit, à moins que quelque chose soit délibérément entrepris pour modifier son cours.
On peut ainsi comprendre que, comme les eaux d’une rivière continuent de couler dans le lit tracé par les flots qui ont emprunté ce trajet précédemment, et vont persister à le creuser davantage à moins d’une intervention extérieure volontaire, ainsi en est-il de la façon d’être de l’homme et de toutes les autres créatures vivantes. Tous continuent de suivre le chemin qu’ils ont pris initialement et ils ne cessent d’en accentuer et d’en renforcer le tracé premier, à moins que quelque chose se produise pour provoquer un changement.
Quand quelqu’un de non illuminé, mais réceptif et sincère, entre en contact avec un être hautement illuminé qui peut lui montrer la voie permettant d’acquérir une connaissance supérieure de la vie et de lui-même — donnant ainsi à son existence une direction nouvelle qui bouleverse et influence profondément sa manière de penser, d’être et de se sentir —, il peut se produire une telle transformation de son état intérieur et de son mode de vie que son apparence physique et sa physionomie commencent aussi à se modifier étrangement, conformément au changement qui s’est opéré secrètement en lui. D’une façon incompréhensible à l’esprit ordinaire, il “se pense” subtilement d’une manière différente d’auparavant, en conformité avec la nouvelle “naissance” qui s’est accomplie en lui.
Après tout ce qui vient d’être énoncé, on peut mieux comprendre combien la pensée est intimement liée à la construction permanente du moi et on peut mieux saisir la difficulté de corriger son cours pour pouvoir la diriger consciemment dans une direction spirituelle.
On ne peut suffisamment mesurer le poids du “moi” dans la vie ; on peut aller jusqu’à affirmer que tout tourne autour de sa satisfaction. Plus on vieillit, plus il se cristallise, et plus il devient dur d’arriver à s’en libérer. Ce “moi”, justement parce qu’il n’a pas de véritable existence, a sans cesse besoin d’être nourri, ce qui le rend toujours plus fort et plus exigeant, et alourdit toujours davantage l’aspirant à son insu.
Ce n’est que lorsque l’on reconnaît un autre état de Conscience Impersonnelle en soi que ce “moi” perd sa consistance et disparaît. Mais, dès que l’on s’éloigne de cet état d’être supérieur, le “moi” reprend le dessus. C’est pour cette raison que, tant que l’on n’est pas parvenu à demeurer de façon permanente dans cet état impersonnel et sanctifié en soi, on reste, comme Miragah, appesanti et victime de ce petit “moi” insignifiant, mais dont, paradoxalement, il est si difficile de se défaire.